Ubi societas ibi jus
L’affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria (dite affaire Bakassi) n’est certainement pas le dernier contentieux territorial opposant des Etats africains que la Cour internationale de Justice aura à connaître durant son existence. En dépit de la proclamation du principe du respect des frontières héritées de la colonisation par le droit international régional africain (le principe de l’uti possidetis juris), une rapide incursion dans la jurisprudence de la Cour de La Haye depuis sa séance inaugurale du 18 avril 1946, jusqu’au 31 décembre 2003, révèle que cette juridiction a rendu vingt arrêts portant sur le contentieux territorial dont sept opposaient exclusivement des Etats africains, preuve irréfutable de la centralité des revendications territoriales dans la conflictualité africaine contemporaine. Qu’ils soient dans un état latent ou manifeste, ces conflits territoriaux sont aujourd’hui le révélateur du projet de plus en plus affirmé de certains Etats africains de concrétiser leurs ambitions géopolitiques et géostratégiques. Dès lors leur résolution, notamment par le procédé d’une délimitation concertée devient difficilement réalisable, dans la mesure où celle-ci « n’est très souvent envisagée qu’à la suite de la découverte de gisements d’hydrocarbures et sous la pression des sociétés multinationales intéressées par ces richesses tant convoitées ». Au contraire, l’enlisement dans lequel ils sombrent a conduit certains observateurs à considérer le règlement politico-diplomatico-judiciaire de l’affaire Bakassi entre le Cameroun et le Nigeria comme un cas d’école, un modèle qui servirait de référent dans la résolution des conflits en Afrique en général, et des conflits territoriaux en particulier. Deux raisons principales justifient cette prise de position, à savoir l’implication personnelle des hommes d’Etat en faveur de la paix et l’exploitation des vertus de l’outil diplomatique face à la rigidité de la règle juridique.
L’implication personnelle des hommes d’Etat en faveur de la paix
Trois hommes d’Etat principalement sont considérés comme les piliers de l’aboutissement heureux et définitif du différend portant sur la souveraineté sur Bakassi. Il s’agit du Président Paul Biya du Cameroun, Olusegun Obasanjo, ex-Président du Nigeria et l’ex-Secrétaire Général des Nations Unies Kofi Annan. Le premier, pour sa lucidité dans le recours aux instances judiciaires plutôt qu’à l’affrontement militaire, sa patience face à la multiplication des mesures dilatoires et vexatoires de la partie adverse et ses choix tactiques qui finalement ont été productifs. Le second, pour le courage et la détermination dont il a su faire preuve pour surmonter l’hostilité farouche des membres de son propre camp, y compris la haute hiérarchie militaire, qui s’opposaient à la mise en œuvre de l’arrêt de la Cour, alors considéré comme portant atteinte à l’intégrité du territoire national. Le dernier, enfin, pour son engagement sans retenue en faveur de la réconciliation de ces deux géants de l’Afrique davantage appelés à porter leurs sous-régions respectives au firmament de la prospérité plutôt que vers les abîmes d’une guerre injustifiée et injustifiable.
Il ressort donc de cette expérience que les hommes d’Etat véritablement épris de paix ne sont pas ceux qui se contentent de s’en remettre à un tiers plus ou moins impartial en cas de litige, mais plutôt ceux-là qui prennent des positions fortes et courageuses, parfois impopulaires, en faveur d’une réconciliation réelle et durable.
La diplomatie au secours du droit international
En dépit de ce concours de circonstances finalement heureux, il faut pourtant admettre que le règlement de « l’affaire Bakassi » n’a pas été simple, en témoignent les quinze années qu’elle a duré, dont huit émaillées d’une intense bataille juridique devant la Cour internationale de Justice. Il faut d’ailleurs relever qu’après avoir contesté la compétence de la Cour, le Président du Nigeria, sur fond de pressions internes et internationales, a déclaré après l’arrêt du 10 octobre 2002 qui proclamait la camerounité de Bakassi, que « le Nigeria n’a ni rejeté ni approuvé l’arrêt de la Cour ». Cette position ambiguë d’Abuja, révélatrice de l’inconfort politique dans lequel se trouvait le Président Obasanjo, ne pouvait laisser indifférent la diplomatie camerounaise, consciente de ce qu’un durcissement dans ses revendications – au demeurant légitimes – présentait le risque certain d’un raidissement des autorités nigérianes qui auraient été moins enclines à mettre en application l’arrêt de la Cour, malgré son caractère obligatoire, définitif et insusceptible de recours. C’est donc dans ce contexte toujours tendu que le Cameroun accepte d’ouvrir des négociations avec son voisin nigérian et qui vont aboutir à l’accord de Greentree du 12 juin 2006 sur les modalités de retrait du Nigeria de Bakassi, à travers lequel le pays du Président Biya accorde d’importantes concessions à son voisin de l’ouest (reconnaissance de droits fonciers coutumiers aux ressortissants nigérians vivant à Bakassi, maintien des forces policières, militaires et administratives nigérianes dans la zone pendant une période transitoire, etc.). Par cet accord en fait, « il s’agit [pour le Cameroun] d’obtenir le retrait du Nigeria tout en lui permettant de sauver la face ».
C’est donc par application de cet accord que le Nigeria procède à la rétrocession définitive de la zone encore occupée au Cameroun lors de la cérémonie de Calabar du 14 août 2008. Comme quoi sur la scène internationale, une défaite sur le champ judiciaire peut toujours être transformée en victoire politique et diplomatique.
Différend Sierra Leone/Guinée portant sur leur littoral maritime ; différend Namibie/Afrique du Sud concernant leur frontière dans l’embouchure du fleuve Orange ; différend Gabon/Guinée Equatoriale à propos de la souveraineté sur l’Ile de Mbanié, etc.
Maurice K. KAMGA, Délimitation maritime sur la côte atlantique africaine, Bruylant, Bruxelles, 2006, p. 11.