Ubi societas ibi jus
Le débat sur les immunités de l’Etat devant le prétoire étranger a pris de l’envergure en droit international ces dernières années. C’est que, face à l’interventionnisme de plus en plus croissant de l’Etat dans le secteur économique et l’implication accrue de ses plus hauts dirigeants dans des actes de violation des droits humains, la nécessité d’une réaction à l’échelle globale s’avérait nécessaire en vue de la préservation des droits des personnes privées. Il faut dire, d’entrée de jeu, que les immunités dont il est question dans cette étude s’entendent de l’immunité de juridiction et de l’immunité d’exécution. Il s’agit, pour le premier cas, du privilège par lequel un Etat échappe à la compétence des tribunaux étrangers et dans le second cas, de l’absence d’exécution forcée et de mesures conservatoires sur les biens de l’Etat. Pour Gerhard Hafner, ces immunités ont pour but « de protéger la souveraineté d’un Etat en soustrayant celui-ci à la juridiction d’un autre ; ainsi, [elles sont] la conséquence de l’absence de toute hiérarchie en droit international (…) ».
En outre, la définition de l’Etat doit être précisée en l’espèce. Traditionnellement, en droit international, l’Etat se définit comme une personne morale dotée de la personnalité juridique, et dont les éléments constitutifs sont le territoire, la population, le gouvernement et la souveraineté. Toutefois, cette définition, semble – t – il, est superficielle et la Convention des Nations Unies sur les immunités de l’Etat a cru devoir préciser en son article 2 que le terme « Etat » désigne l’Etat et ses divers organes de gouvernement, les composantes d’un Etat fédéral ou les subdivisions politiques de l’Etat, qui sont habilitées à accomplir des actes dans l’exercice de l’autorité souveraine et agissent à ce titre ; les établissements ou organismes d’Etat ou autres entités, dès lors qu’ils sont habilités à accomplir et accomplissent effectivement des actes dans l’exercice de l’autorité souveraine de l’Etat ; les représentants de l’Etat agissant à ce titre. L’Etat ici ne se limité donc pas à l’acteur public et institutionnel, mais prend également en considération les personnes physiques qui agissement en son nom et pour son compte.
Dès lors, et pour aller à l’essentiel, la question que nous nous posons est celle de savoir quel traitement le droit international réserve aux immunités traditionnellement reconnues à l’Etat dès lors que celui-ci, y compris ses représentants, se retrouvent devant le prétoire étranger ?
Pour répondre à cette question, nous reviendrons d’abord sur les sources des immunités de l’Etat devant le prétoire étranger en droit international avant d’analyser leur portée juridique.
Les sources juridiques des immunités de l’Etat devant le prétoire étranger en droit international
Les immunités de l’Etat devant le prétoire étranger tirent principalement leur source, en droit international, de la coutume internationale, les conventions internationales n’y jouant qu’un rôle subsidiaire. En effet, il est de notoriété établie que « s’agissant des Etats, la matière des immunités est régie, historiquement, par des règles coutumières de droit international ». En effet, suite aux traités de Westphalie de 1648 qui mettent fin à la guerre de trente ans, la souveraineté devient le trait distinctif de l’Etat moderne sur la scène internationale. En vertu de cette souveraineté, qui confère à l’Etat « la compétence de la compétence », il va s’établir progressivement un principe selon lequel un Etat ne saurait se soumettre à la juridiction de ses pairs. C’est ce que traduit la maxime latine « par in parem non habet juridictionem ». Cette position sera d’ailleurs reprise par la Cour internationale de Justice qui, pour condamner le mandat d’arrêt lancé par la Belgique contre Abdoulaye Ndombasi Yerodia, alors ministre des affaires étrangères de RDC au moment des faits qui lui étaient reprochés, n’a eu d’autres référents plus forts que la coutume internationale. La Haute Cour de La Haye fait en effet remarquer que « les immunités résultant du droit international coutumier, notamment celles des ministres des affaires étrangères, demeurent opposables devant les tribunaux d’un Etat étranger, même lorsque ces tribunaux exercent une compétence pénale élargie sur la base de diverses conventions internationales (…) ». Cette source coutumière a été progressivement clarifiée à travers la consécration de conventions internationales sur la question.
Les sources conventionnelles traitant de la question des immunités de l’Etat devant le for étranger ont connu une évolution relativement récente avec le phénomène de la codification. Il n’en demeure pas moins qu’elles demeurent des sources subsidiaires en la matière, le droit international coutumier en demeurant le fondement principal. Il s’agit de la convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens du 17 janvier 2005 et de la convention de Vienne du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques.
La Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens est le premier texte de compromis à vocation universelle spécifiquement consacré à la question des immunités de l’Etat. Elle est l’aboutissement du travail de codification de la Commission du droit international (CDI) entamé en 1978. Conformément à ce texte, « un Etat jouit, pour lui – même et pour ses biens, de l’immunité de juridiction devant les tribunaux d’un autre Etat, sous réserve des dispositions de la présente convention » (article 5).
S’agissant de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques, elle accorde à l’agent diplomatique une immunité de juridiction absolue en matière pénale, et une immunité de juridiction civile et administrative atténuée (article 31). Cette convention rentre bien dans la logique de la précédente, dans la mesure où l’agent diplomatique accrédité à l’étranger n’agit pas pour son propre compte, mais pour celui de l’Etat dont il n’est que le représentant.
Les sources juridiques des immunités de l’Etat devant le prétoire étranger ayant été rapidement identifiées, il nous appartient désormais de nous appesantir sur leur portée en droit international.
La relativité des immunités de l’Etat devant le prétoire étranger en droit international
L’idée paraît toute simple : devant le prétoire étranger, l’Etat jouit des immunités de juridiction et d’exécution. Mais les choses ne sont pas aussi simples dans la mesure où il existe des circonstances dans lesquelles celles-ci peuvent être levées. C’est que tous les actes de l’Etat ne bénéficient pas de l’immunité devant le prétoire étranger. En effet, « seules se verront accorder l’immunité les activités ‘spécifiquement publiques’, notion qui correspond approximativement à celle d’actes de puissance publique ou d’actes adoptés dans le cadre d’une mission de service publique ». En ce sens faut-il encore apprécier la teneur des actes posés par l’Etat, afin de savoir si effectivement ceux-ci peuvent être rangés au titre d’actes de puissance publique et donc couverts par l’immunité ou non. Dans un pareil scénario, on parle d’immunité relative, par opposition aux immunités absolues qui n’admettent aucune exception.
Dans tous les cas, en se référant à la convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens, on identifie aisément les circonstances dans lesquelles l’immunité de juridiction de l’Etat ne peut être invoquée devant le for étranger. Il s’agit des cas où l’Etat a donné son consentement à l’exercice de la juridiction d’un autre Etat ; de la participation à une procédure devant un tribunal ; des demandes reconventionnelles ; des transactions commerciales ; des contrats de travail ; des dommages aux personnes ou aux biens ; de la propriété, possession et usages de biens ; de la propriété intellectuelle ou industrielle ; de la participation à des sociétés ou autres groupements ; des navires dont un Etat est le propriétaire ou l’exploitant et d’un accord d’arbitrage (articles 7 à 17). A contrario, cela signifie que dans toutes les autres hypothèses, l’immunité de juridiction de l’Etat demeure.
En ce qui concerne l’immunité d’exécution, le texte s’inscrit également dans le registre de la protection des biens de l’Etat. Ceux-ci ne peuvent faire l’objet d’une saisie, d’une saisie-arrêt, d’une saisie-exécution que dans les hypothèses où l’Etat a explicitement consenti à l’application de telles mesures, qu’il a réservé ou affecté des biens à la satisfaction de la demande qui fait l’objet de cette procédure ou qu’il a été établi que les biens sont spécifiquement utilisés ou destinés à être utilisés par l’Etat autrement qu’à des fins de service public non commerciales et sont situés sur le territoire de l’Etat du for (articles 18 à 19).
Pour Jean-Flavien Lalive, les limites à l’immunité absolue de l’Etat devant le prétoire étranger doivent être recherchées au-delà même de la volonté de la puissance publique. Pour celui-ci en effet, elles découlent du principe de justice ou de légalité. Il pense à ce titre que « c’est l’idée moderne de la sécurité juridique : l’Etat doit respecter la règle de droit, cette obligation étant assortie, dans les systèmes les plus évolués, d’un mécanisme de contrôle juridictionnel ». Pour cet auteur donc, seul le droit prime ; les immunités ne devant point s’apparenter à un régime de non droit.
Malheureusement, dans le contexte international actuel, force est de reconnaître que l’immunité de l’Etat étranger demeure une « anomalie frappante mais inévitable d’un ordre juridique encore à demi anarchique ».
Gerhard HAFNER, « L’immunité d’exécution dans le projet de convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens » in Droit des immunités et exigences du procès équitable, Paris, Pedone, 2004, p.
Isabelle PINGEL (dir.), « Introduction » in Droit des immunités et exigences du procès équitable, Paris, Pedone, 2004, p. 7.
Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le préambule de la convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats de leurs biens selon lequel « les règles du droit international coutumier continuent de régir les questions qui n’ont pas été réglées dans les dispositions de la présente Convention ».
Nous ferons abstraction ici de la convention européenne sur les immunités des Etats, adoptée le 16 mai 1972 et dont la portée opératoire est limitée aux Etats du Conseil de l’Europe ; de même que la convention de Vienne du 24 avril 1963 sur les relations consulaires dont le jeu des immunités s’inspire essentiellement de la convention de Vienne sur les immunités diplomatiques, toutefois à un degré moindre.
Patrick DAILLIER et Alain PELLET, Droit international public, Paris, LGDJ, 7e édition, 2002, p. 452.
Conformément à l’article 21 de la convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens, certains biens de l’Etat, de par leur nature, bénéficient systématiquement de l’immunité de juridiction et d’exécution. Il s’agit notamment des biens utilisés ou destinés à être utilisés dans l’exercice des fonctions de la mission diplomatique ou des postes consulaires de l’Etat, des biens de caractère militaire, etc.