Ubi societas ibi jus
On nous a longtemps fait croire que l’histoire c’est la connaissance du passé basé sur les écrits. Et dans la mesure où le passé de l’Afrique reposerait essentiellement sur la tradition orale, l’Afrique n’aurait pas d’histoire. Quel étrange syllogisme basé sur des prémisses pour le moins contestables. Dieu merci ! Ce mythe a été brisé et aujourd’hui, ils ne sont pas nombreux qui douteraient encore de l’existence d’une histoire africaine qui, certes prend appui sur la tradition orale, mais s’inspire également des supports écrits et des ressources de l’archéologie. Il est désormais temps de passer à une étape supérieure, c’est celle de la consécration du droit des africains à l’histoire. Mais quels seraient l’intérêt, la substance, de même que la portée de ce droit sui generis ?
L’intérêt d’un droit fondamental à l’histoire
La nécessité d’un droit fondamental à l’histoire dans le patrimoine juridique des africains est d’abord un devoir de mémoire et de vérité. C’est un devoir de mémoire pour l’Afrique, dans le souci de briser les mythes et autres légendes selon lesquelles l’Afrique, au mieux, n’aurait pas d’histoire et au pire, n’aurait qu’une histoire tragique et belliqueuse. Il s’agit donc de restituer la vérité et la réalité de l’histoire de l’humanité, des progrès que celle-ci a pu enregistrer grâce à la contribution des acteurs africains. En quelques mots, le droit des africains à l’histoire trouve son intérêt dans le souci légitime de ceux-ci à la dignité et à la fierté pour la contribution décisive qu’ils ont apportée à l’édification du monde. Et il ne s’agit pas seulement de connaître le plus exactement possible le passé, mais également de lutter contre l’oubli et contre toutes les forces claires et obscures qui cherchent à provoquer l’oubli (Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, 1978).
Mais ce droit ne tire pas exclusivement ses ressources dans le miroir d’un passé plus ou moins glorieux (les uchronies). Sa nécessité s’enracine également dans le contexte actuel de la renaissance africaine et de la globalisation. Ce plaidoyer vise ainsi à sédimenter l’émancipation des peuples africains dans le présent et à tracer les voies de leur projection dans le futur : la rencontre du donné et du recevoir se fera avec l’Afrique ou ne se fera pas. L’histoire, notre histoire, doit pouvoir parler avec nous (les africains doivent (ré) écrire leur histoire), sur nous (les africains doivent connaître leur histoire) et pour nous (les africains doivent tirer avantage de leur histoire).
La substance d’un droit fondamental à l’histoire
Toutefois, parler du droit à l’histoire ne suppose pas de refaire l’histoire du droit. En ce sens, le droit des africains à l’histoire entend s’inscrire dans la droite ligne des droits de la troisième génération (les droits de solidarité), pour reprendre la classification de Karel Vasak. Ainsi, du point de vue de sa signification, le droit à l’histoire serait d’abord un droit procédural : c’est le droit des africains d’accéder à toutes les sources et données pour connaître leur histoire, y compris celles qui se trouvent dans les musées et autres places fortes hors d’Afrique. Ce serait donc un droit de la revendication du patrimoine historique de l’Afrique. C’est ensuite un droit substantiel ; ce qui suppose la connaissance par les africains de la véritable histoire de leur continent, par delà les clichés et autres mutilations, défigurations et affabulations dont elle a fait l’objet pendant longtemps. En effet, c’est peu dire que d’affirmer que l’histoire de l’Afrique est peu connue, voire mal connue, y compris des africains eux-mêmes. Cette histoire portera donc sur les civilisations, les institutions et les structures des peuples africains dans leur passé et leur présent, de même que leur contribution à l’histoire du monde. Elle échappera de ce fait à la perspective « événementielle » dont la regrettable tendance est de mettre l’accent sur les accidents malheureux (la traite négrière, la colonisation, les conflits, etc.) qui ne reflètent pas l’histoire réelle et véritable de notre continent.
La portée d’un droit fondamental à l’histoire
Admettre un droit fondamental à l’histoire dans le patrimoine juridique des africains suppose d’abord sa consécration dans les textes juridiques. De ce point de vue, l’initiative, de mon point de vue, devrait d’abord se faire à l’échelle continentale, de préférence dans le cadre de l’Union Africaine qui, il faut le souligner avec emphase, a entamé un remarquable mouvement juridique depuis le début des années 2000 avec l’adoption d’une vague importante de textes sur des domaines essentiels tels que la démocratie, les élections et la gouvernance, la renaissance culturelle africaine, la corruption, les déplacés, les femmes ou encore la jeunesse (j’ai d’ailleurs fait un bref commentaire de ce dernier texte). Le mouvement se poursuivrait à l’échelle nationale par l’adoption d’une législation destinée à implémenter le droit à l’histoire.
La portée du droit à l’histoire pose enfin la problématique de ses débiteurs et créanciers.
- Qui est le débiteur de ce droit ? Il s’agit des Etats africains, des Etats occidentaux, des historiens, mais également de chacun d’entre nous, qui détient en lui une part de notre histoire à partager avec les autres. En particulier, les Etats africains, pour ce faire, doivent bâtir des musées qui préservent les souvenirs de l’Afrique, ils doivent revisiter les livres d’histoire pour mieux les ancrer dans les valeurs africaines, adopter des législations qui protègent mieux les sites et autres objets historiques de l’Afrique, des bourses sur les études portant sur l’Afrique doivent également être initiées et subventionnées.
- Quels en sont les créanciers ? Bien évidemment, il s’agit des peuples africains, dont le complexe d’infériorité est souvent lié à l’ignorance de leur histoire et à la place que l’Afrique a occupé (et peut occuper) dans le monde. L’intérêt de la consécration d’un tel droit pour ces derniers est qu’ils auront dès lors le droit de revendiquer la connaissance de leur histoire et les Etats, l’obligation de satisfaire cette exigence.
J’en suis convaincu, le droit des africains à connaître leur l’histoire, plus que jamais, s’impose sur le continent. C’est une nécessité historique, une des conditions de l’émergence et de la renaissance africaine car, « à moins d’opter pour l’inconscience et l’aliénation, on ne saurait vivre sans mémoire, ni avec la mémoire d’autrui. Or l’Histoire est la mémoire des peuples » (Joseph Ki-Zerbo, Introduction générale in Histoire générale de l’Afrique, vol. I, p. 23).