Alors que les lampions du dernier Sommet de l’Union Africaine viennent à peine de s'éteindre (Sommet au cours duquel la CPI a fait l’objet de tirs groupés pour son "acharnement" contre les leaders politiques africains), la juridiction pénale internationale permanente fait encore parler d’elle en rendant deux importantes décisions. Prises par la Chambre préliminaire I de la Cour respectivement le 31 mai et le 3 juin 2013, elles concernent les affaires Le Procureur c/ Saïf Al-Islam Kadhafi et Abdallah Al-Senoussi d’une part et Le Procureur c/ Laurent Gbagbo d’autre part. Certes, les deux affaires étant à des phases de procédure différentes, il est quelque peu malaisé de les traiter ensemble mais la Cour, dans un cas comme dans l’autre ayant décidé de rester saisie de ces dossiers (sur des motifs bien évidemment différents), il devient alors intéressant de s’interroger sur les motivations de la haute juridiction, ceci à la lumière du Statut de Rome, des faits des différentes causes et des accusations de "chasse raciale" dont elle fait l'objet.
I. QUE DIT LE STATUT DE ROME ?
1. L’affaire Kadhafi et la problématique du principe de complémentarité
L’affaire Kadhafi, au stade actuel, pose le problème de la mise en œuvre du principe cardinal de la complémentarité, lequel est au cœur même du système judiciaire pénal international institué par le Statut de Rome. Conformément à ce principe, la CPI n’est compétente pour une affaire que pour autant que l’Etat sur lequel les crimes graves ont été commis n’a pas la volonté ou les moyens de poursuivre les auteurs. En d’autres termes, si un Etat met en mouvement son appareil répressif, la Cour, en principe, doit se limiter à un rôle de spectateur. Si tel n’est pas le cas et que la Cour fait de « l’acharnement judiciaire », l’accusé, la personne à l’encontre de laquelle un mandat d’arrêt a été délivré, l’Etat compétent à l’égard du crime, peuvent demander à la Cour de s’abstenir de se prononcer sur l’affaire (voir les articles 17 et 19 du Statut de Rome), notamment en soulevant une exception d’irrecevabilité. C’est ce qu’ont fait les autorités de Libye dans l’affaire Saïf Al-Islam.
Sauf que la Cour n’est pas que spectateur ; elle est aussi arbitre. C’est à elle qu’il revient d’apprécier si un Etat a la volonté ou la capacité de mener véritablement les poursuites nécessaires. Elle s’assure par là que la procédure interne ne vise pas simplement à soustraire l’accusé des filets de la justice par une parodie de procès ou encore que les conditions sont réunies pour que la procédure puisse être conduite avec toutes les garanties du procès équitable. Si, de son avis, tel n’est pas le cas, elle peut se saisir d’office de l’affaire et l’Etat en cause a l’obligation de coopérer avec elle.
2. L’audience de confirmation des charges dans l’affaire Gbagbo
Pour ce qui est de l’affaire Gbagbo, celle-ci est déjà à la phase de l’audience de confirmation des charges. Ici, l’article 61 (1) du Statut de Rome dispose que dans un délai raisonnable après la remise de la personne à la Cour, la Chambre préliminaire tient une audience pour confirmer les charges sur lesquelles le Procureur entend se fonder pour requérir le renvoi en jugement. Il s’agit de dire s’il y a suffisamment d’éléments de preuve justifiant l’ouverture d’un procès en bonne et due forme contre l’accusé. A l’issue de cette audience, la Chambre peut confirmer les charges (ce qui ouvre la voie à un procès sur le fond), ne pas confirmer les charges (l’accusé est ainsi libéré) ou ajourner l’audience en demandant au Procureur de revoir sa copie (une nouvelle audience de confirmation des charges doit alors se tenir dans un délai raisonnable).
II. QU’EN EST-IL PRECISEMENT DE LA POSITION DE LA CPI DANS LES CAS D’ESPECE ?
1. La Cour estime que la demande du Procureur de juger Kadhafi devant la CPI est recevable
Les autorités libyennes ont soulevé une exception d’irrecevabilité contre la demande du Procureur de la CPI, au motif que depuis l’arrestation du fils du défunt « Guide de la révolution libyenne », des poursuites sont exercées contre lui au plan national. Elles ont en outre réitéré formellement leur volonté et leur capacité de poursuivre le fils Kadhafi pour les faits de crime contre l’humanité qui lui sont reprochés.
Pour la Chambre préliminaire de la Cour, lorsqu’un Etat soulève l’exception d’irrecevabilité, deux questions doivent être résolues : existe-il des enquêtes ou des poursuites au niveau national au moment où l’exception est soulevée ? L’Etat a-t-il une véritable volonté et capacité d’exercer de telles enquêtes ou poursuites ?
Sur le premier point, la Chambre estime que les faits pour lesquels Saïf Al-Islam est poursuivie en Libye n’étant pas substantiellement identiques à ceux pour lesquels la Cour le poursuit (d’autant plus que le crime contre l’humanité n’existe pas dans la législation libyenne), il n’est pas possible de dire que des enquêtes ou poursuites sont exercées contre l’accusé au sens du Statut de Rome.
Sur le second point, la Cour a estimé que la Libye n’a pas la capacité d’exercer les enquêtes et poursuites nécessaires en raison de la situation d’insécurité dans le pays et de l’effondrement de son système judiciaire. Pour ce faire, elle s’appuie sur l’incapacité du Gouvernement à assurer la sécurité de Saïf Al-Islam pour son transfert de son lieu de détention (Zintan) à la capitale (Tripoli), ainsi que son incapacité à garantir un procès équitable à ce dernier, notamment par la protection des témoins ou même de ses avocats.
Compte tenu de tout cela, la Chambre n’a pas jugé utile d’examiner la question de la « volonté de juger » des autorités libyennes. Elle a ainsi estimé que c’est à la Cour de connaître de cette affaire et que la Libye devait lui remettre le suspect.
2. L’audience de confirmation des charges est ajournée, faute d’éléments de preuve suffisants contre le Président Gbagbo
Dans le cas Gbagbo en revanche, la Chambre appelée à se prononcer sur la confirmation des charges qui pèsent sur l’ancien homme fort de Côte d’Ivoire (crime contre l’humanité) a estimé que les éléments de preuve produits par le Procureur sont insuffisants : la majorité des faits incriminés dans les actes d’accusation sont sommaires de sorte que la Chambre n’a pas pu déterminer si les auteurs des crimes perpétrés avaient agi dans les conditions exigées par l’article 7 du Statut de Rome portant sur le crime contre l’humanité.
En outre, le Procureur n’a pas produit suffisamment d’éléments probants permettant à la Cour d’établir un lien entre le Président Gbagbo et les soi-disant « forces pro-Gbagbo », accusées des exactions qui ont suivi les élections contestées de novembre 2010 en Côte d’Ivoire.
Toutefois, pour la Chambre préliminaire de la Cour, ces carences ne sont pas suffisantes, pour le moment, pour qu’elle se refuse de confirmer les charges qui pèsent sur l’ancien président ivoirien. Aussi décide-t-elle d’ajourner l’audience de confirmation des charges, conformément à l’article 61 (7)(c)(i) du Statut de Rome, en demandant au Procureur de produire des éléments de preuve supplémentaires. Elle estime que cette décision ne porte pas atteinte aux droits de M. Gbagbo, notamment la tenue de l’audience de confirmation des charges dans un délai raisonnable.
III. QUELLES LECONS EN TIRER ?
Il est pour moi important de partir d’un postulat très important : la CPI a été créée, non aux fins de pourchasser qui que ce soit, mais pour lutter contre l’impunité, laquelle prend racine dans les carences des systèmes de répression au niveau national. Parler donc de « chasse », fut-elle « raciale », pour désigner l’action de la CPI, cela ne peut être possible que dans des zones où des crimes sont commis en toute impunité (bien évidemment nous sommes d’accord que ces crimes ne sont pas commis en Afrique seulement et le Procureur, sur ce point, devrait prendre ses responsabilités comme il l’a fait dans le cas kenyan).
Le cas libyen nous enseigne ainsi que la lutte contre l’impunité ne se décrète pas, elle ne se proclame pas à coups de slogans mais se vérifie à l’aune de faits concrets et palpables que les autorités du pays n’ont pas pu fournir devant la Chambre préliminaire de la CPI.
Dans le cas ivoirien, la Cour a démontré que des indices farfelus ne sont pas suffisants pour qu’une affaire soit renvoyée à la phase de jugement. Le transfert d’une personne devant la Cour n’est pas synonyme de condamnation définitive et, en l’espèce, il n’est pas exclu que celle-ci se prononce en faveur de la libération de M. Gbagbo lors de la prochaine audience de confirmation des charges.
En somme, l’Etat libyen qui détient encore Saïf Al-Islam Kadhafi peut refuser de le transférer à la Cour comme elle le demande ; la Cour elle-même peut bien libérer le Président Gbagbo à la suite de la prochaine audience de confirmation des charges ; les Etats africains peuvent décider de suspendre leur coopération avec la Cour sur le mobile de la « chasse raciale » qu’elle mène contre leurs dirigeants. Mais une question à mon avis demeure essentielle : vers qui doivent se tourner les pauvres victimes qui réclament justice ?