Ubi societas ibi jus
La situation en Libye est sans nul doute le fait qui monopolise l’attention de la communauté internationale en ce moment, à côté du drame que traverse le Japon suite au séisme et au tsunami qui ont ravagé une partie du pays le 11 mars 2011. Ainsi, le 17 mars 2011, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 1973 (2011) en vue d’assurer la protection des civils et des secteurs où vivent des civils et d’assurer l’acheminement de l’aide humanitaire et la sécurité du personnel humanitaire en Libye. Si l’objectif d’une telle résolution peut sembler noble dans son principe, au regard de la mission principale qui est celle du Conseil de sécurité des Nations Unies (le maintien de la paix et de la sécurité internationales), celle-ci n’échappe pas à la grille de l’analyse critique, sur le triple plan de sa légalité, de sa légitimité et de son efficacité.
Sur le plan de la légalité, il faut dire grosso modo que les résolutions du Conseil de sécurité sont astreintes à des conditions de fond et de forme. Sur le fond, le Conseil doit se prononcer sur des questions qui relèvent de son domaine de compétence, à savoir précisément les questions qui relèvent des chapitres VI (règlement pacifique des différends), VII (action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix, d’acte d’agression), VIII (accords régionaux) et XII (régime international de tutelle) de la Charte des Nations Unies. En l’espèce, le Conseil prétend agir en vertu du chapitre VII (préambule de la résolution). Peut-on alors affirmer que la situation en Libye représente une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d’agression ? Les membres du Conseil, pour justifier leur intervention relèvent, entre autres, les violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme, de même que les actes de violence et d’intimidation à l’égard des journalistes, des personnes des médias et des étrangers. Ce qui, de mon point de vue, est suffisant pour justifier la mobilisation du chapitre VII de la Charte, en raison de l’envergure que l’on reconnaît aujourd’hui aux droits humains sur la scène internationale. C’est sur la forme en revanche que la résolution pose problème. En effet, lorsqu’une résolution ne porte pas sur les questions de procédure (comme c’est le cas en l’espèce), elle n’est valide que si elle a été prise par un vote affirmatif de neuf membres (au moins) parmi lesquels tous les membres permanents (article 27§3 de la Charte des Nations Unies). En l’espèce, la résolution a été adoptée à une majorité de dix membres et cinq abstentions, dont celle de la Chine et de la Fédération de Russie, membres permanents du Conseil. Ce qui en principe aurait dû l’invalider. Il faut toutefois reconnaître que cette pratique s’est vulgarisée au sein du Conseil et de nombreuses résolutions sont aujourd’hui prises sur des questions identiques sans le consentement formel de tous les membres permanents (on est là en présence d’une coutume contra legem).
Sur le plan de la légitimité, la question est celle de savoir si la résolution correspond aux aspirations de la communauté des Etats dans son ensemble. Certes, conformément à l’article 24 de la Charte, en s’acquittant des devoirs que lui impose sa responsabilité, le Conseil de sécurité agit au nom de tous les membres des Nations Unies. Le problème de la légitimité ne devrait donc normalement pas se poser. Mais la composition du Conseil de sécurité aujourd’hui est contestée (voir mon article sur la réforme des Nations Unies), notamment par un certain nombre de pays africains et émergents. C’est la raison pour laquelle les auteurs de la résolution recherchent le consensus le plus large, en s’appuyant au besoin sur les condamnations formulées par la Ligue des Etats arabes, de même que l’Union Africaine et le Secrétaire Général de l’Organisation de la Conférence Islamique sur les exactions commises par les autorités libyennes. Toutefois, une lecture du vote des membres du Conseil permet également de se faire une idée des lignes de fracture qui caractérisent la communauté internationale face à la situation libyenne. En effet, l’essentiel des pays émergents membres du Conseil de sécurité se sont abstenus (les cinq abstentions sont celles de la Chine, de la Fédération de Russie, du Brésil, de l’Inde et de l’Allemagne), tendance lourde qui traduit une certaine volonté de se démarquer du diktat des grandes puissances. En outre, bien que tous les pays africains membres non permanents du Conseil (Afrique du Sud, Nigéria, Gabon) aient voté en faveur de la résolution, le Comité de l'Union Africaine sur la Libye a condamné le recours à la force contre la Libye et appelé à la cessation immédiate des hostilités.
Du point de vue de son efficacité, permettez-moi d’abord de rappeler la substance des mesures préconisées par la résolution du Conseil de sécurité pour remédier à la situation en Libye. Elles sont d’ordre judiciaire (saisine du procureur de la CPI pour l’examen des crimes commis, qui s’apparentent à des crimes contre l’humanité), militaire (établissement d’une zone d’exclusion aérienne et application d’un embargo sur les armes), économique et financière (interdiction des vols et gel des avoirs d’un certain nombre d’autorités libyennes). En outre, la résolution autorise les Etats à prendre toutes mesures nécessaires pour protéger les populations et les zones civiles menacées, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit. Cet ensemble de mesures, hormis l’établissement de la zone d’exclusion aérienne, sont aujourd’hui classiques et, de mon point de vue, n’ont jamais fait leur preuve. En revanche, la zone d’exclusion aérienne, qui vise à affaiblir les capacités de l’aviation libyenne ne pourra avoir qu’une efficacité limitée dans la mesure où elle ne pourra pas mettre fin aux affrontements au sol où, semble-t-il, le pouvoir en place aura toujours le dessus. D’où la nécessité d’étudier de façon plus approfondie l’approche diplomatique initiée par le Secrétaire général des Nations Unies, qui a demandé à son envoyé spécial de se rendre en Libye en vue de faciliter un dialogue qui débouche sur les réformes politiques nécessaires à un règlement pacifique et durable de la crise libyenne.